Maîtresse Saylie

L’extinction du vouvoiement en France : vraiment ?

Il peut paraître curieux qu’une dominatrice consacre une trilogie d’articles à la question du vouvoiement et du tutoiement. Mais lorsqu’on s’intéresse de plus près au sado-masochisme, on réalise bien vite à quel point la communication, l’échange jouent un rôle fondamental à chaque séance. Le verbe est au cœur du processus.
Ainsi, il me paraît naturel d’aborder cette thématique. Je tiens grandement au « vous » ; ou plutôt je l’impose, sans concession, à chacun de mes dominés. Cette intransigeance, j’ai tenu à l’adresser. À y réfléchir.
Ainsi, dans la première partie, j’ai expliqué pourquoi j’adorais le vouvoiement, et pourquoi lui-même était véhicule d’adoration. Le deuxième volet a fait voyager lectrices et lecteurs à travers le monde et le temps, via une petite histoire très synthétique du pronom pluriel adressé à une seule personne.
J’avais alors promis une conclusion partant du présent et se tournant vers l’avenir. La voici. Que va-t-il advenir de ce vous marquant tour à tour le respect, la distance, parfois la convenance ? Mon donjon à Paris s’érigera-t-il parmi les derniers bastions de cette tradition antique ?

Le paradoxe de la distance proximale au XXIe siècle : Internet et sa nébuleuse

Avec Internet, tout semble à la fois si proche et si lointain. On a pu le remarquer lors du confinement de 2020. Certains collègues se sont rapprochés via les fameuses « visio » ; en ces temps de sidération, l’envie de se retrouver, de se rassembler, fleurissait instinctivement. En réaction. Et justement à distance (exception faite de quelques irréductibles ou de celles/ceux qui devaient continuer à opérer sur le terrain).
Anecdote amusante, spécifique mais très évocatrice : jamais on n’a assisté à autant de « réunions » dans le milieu des séries américaines. L’isolation a fait fleurir les retrouvailles, du Prince de Bel-Air à 30Rock en passant par The Office ou même High School Musical.
À ce moment-là, donc, les outils numériques sont devenus les seuls moyens de communiquer. Et pendant quelques semaines, beaucoup de gens suffisamment bien équipés et connectés ont retrouvé un peu de temps.

Cela n’a pas duré. La dynamique communicationnelle « standard » a repris ses droits. Trois ans plus tard, les mails laissés sans réponse, les rendez-vous manqués, les emplois du temps à craquer sont légion comme si jamais rien ne s’était suspendu.
Et c’est là que se noue un paradoxe, selon moi. Par manque d’énergie, de minutes à consacrer, à vivre, l’on a accès à tout le monde par message, par fichier vocal, par webcam… mais l’on se perd de vue et d’ouïe. Le rapport avec le vouvoiement et le tutoiement ? J’y viens.

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Le « tu » : cet indicateur des repères brouillés

Internet a fait voler plusieurs barrières en éclats. Même les stars ont perdu de leur mysticisme, maintenant qu’elles photographient leur moindre litchi vagabond sur Instagram. La course au profit et au progrès abat plusieurs pans hiérarchiques. Les réseaux sociaux, immense place publique (presque) sans frontières met à mal les notions d’autorité… et de distance.
Là où se distancie de ses proches car il devient difficile d’agender un dîner, on apostrophe un inconnu sur tel ou tel blog, telle ou telle plateforme. Ajoutons à cela les trolls et autres haters, profitant de l’anonymat pour dire à peu près tout et n’importe quoi : on comprend ce qui désoriente la jeune génération.
Même si, comme je le disais dans la précédente partie, on vouvoie encore ses professeurs à l’école… cela tient presque du réflexe historique. Le vous a perdu de son aura. C’est presque comme s’il se ringardisait ; raison pour laquelle les rares enseignant(e)s qui acceptent d’y renoncer sont souvent partisanes d’une pédagogie nouvelle.

En entreprise, et notamment dans le contexte du « you » américain, celui des GAFA et des start-ups, la camaraderie horizontale l’emporte exponentiellement. Ainsi le tutoiement devient-il automatique dans certains environnements professionnels.
Tout cela est-il irrémédiable ? Va-t-on adopter le modèle suédois d’ici quelques décennies, en abolissant quasi absolument le « vous » ?

Le « vous » en France : ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué

En réalité, l’évanouissement partiel du « vous » a surtout de quoi choquer les anciennes générations, en comparaison. Mais si l’on considère le phénomène de manière stricte, pour lui-même et sans nostalgie… on imagine mal comment le « tu » pourrait s’imposer de sitôt.
Pronom de « politesse » et/ou de distanciation, le « vous » adressé à une seule personne demeure une habitude, une évidence dans toutes sortes de situations. Songe-t-on à tutoyer sa banquière ? Le boulanger que l’on rencontre pour la première fois ? Un(e) passant(e) à qui l’on demande son chemin, à moins qu’elle/il soit particulièrement jeune ? La réponse est non.

Pour ma part, cela dit, je reste vigilante. Je rappelle fermement à l’ordre ceux qui osent me donner du « tu ». J’ai eu vent de contextes où la dominatrice se faisait tutoyer autant qu’elle tutoyait. Je ne me permettrai pas de remettre en question cette pratique ; pour autant je ne l’adopterai pas.
Le BDSM élégant, cérébral, celui que je pratique donc, suppose d’entrer dans un univers feutré, hors-du-temps, où la révérence pronominale a son entière légitimité. Personnellement, je serais ravie de voir ce vous reprendre du galon dans d’autres domaines. J’ai l’impression d’assister à une forme de désenchantement.

Car une forme d’énergie magique, si je puis dire, gorge ce pronom. Il rappelle et entretient les limites, la patience. Comme disait Mylène Farmer : « Je veux du vous, parce qu’entre nous c’est lentement ».
Le haut débit a tout accéléré. C’est un peu comme si l’on avait plus le temps de se vouvoyer. Alors je me décide de perpétuer la tradition dans le cadre de mes activités. Les mises en scène, les jeux, qu’ils soient sexuels ou non, en prennent une coloration plus subtile, plus nuancée. Le vous de mes jouets cadre la session, il rappelle et attise le plaisir de la dévotion. Il n’empêche ni le plaisir, ni la sécurité. Pas plus que la bienveillance.