Maîtresse Saylie

Fable : Marcel

Marcel avait le sens de l’humour. Oh, n’imagine pas que je riais à gorge déployée lorsqu’il me rendait visite au boudoir. Non. Lui non plus, d’ailleurs. C’était bien plus subtile qu’une blague jetée au comptoir d’un bar PMU. C’était le régal silencieux de nos esprits badins, un délice cérébral tacite ; à peine y avait-il besoin de mots.
Marcel était malade. Très malade. Aussi malade que riche, d’ailleurs, comme dans ces contes millénaires où l’homme de pouvoir crève sous le poids d’un trésor trop vilement acquis.

Oh, Marcel. 

Je me souviens, cet été-là, j’avais loué un joli petit boudoir à Montréal. Je m’étais aménagé un coffre à jouets éphémère, boisé, typique, bien chiche par rapport à mon donjon parisien. Je m’y sentais sereine toutefois. Mes soumis aussi. Il y flottait, autour comme au-dedans, ce charme champêtre, cette ambiance bucolique contrastant avec la sophistication de mes jeux. 
La première semaine, Marcel était venu deux fois. Très gentleman. D’un teint frais, au demeurant, bellement prêt pour la vie ; rien ne laissait paraître ce mal qui le rongeait, le dévorait, le tuait à tout petits feux. 
Lorsque la séance commençait, elle prenait aussitôt une dimension cérémoniale. Sacrale. Ce temps d’adaptation dont certains dominés ont parfois besoin, il ne s’en encombrait pas. 

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J’étais d’emblée sa princesse, son altesse, sa reine – titres monarchiques qu’il amalgamait non sans confusion. Qu’importe. Il me vénérait, les yeux écumant d’aise, la dévotion brûlante, libératrice. Maîtresse toisant, je le tenais sous ma houlette, mon égide sévère, là, bien à mes pieds.
Marcel les aimait, les pieds. Les pieds féminins. 
Un fétichisme que le monde méprisait. Il ne se souvenait pas des mots exacts, mais leur résonance cruelle n’avait n’avait pas d’âge ; la souffrance lui revenait par écho. Des mots qu’il avait entendus pendant un repas entre hommes, où tout passe par le chibre, le machisme millénaire. Des mots qui ressemblaient à quelque chose comme : « Les gars qui aiment les pieds, c’est ridicule. Les pieds, c’est fait pour marcher, pas pour baiser. Et puis c’est sale. C’est clair, ceux qui veulent lécher des panards, c’est des bande-mou ».

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Ils ne comprenaient pas. 

Il en était venu à détester, rejeter ce fantasme, à se demander ce qui ne tournait pas rond, car la société, la bonne société, celle qui l’avait rendu riche et célèbre, aimait les cercles. Les cercles parfaits, ceux qui se dessinent sans écarts, qui tournent ronds, très ronds. Au compas, sans compassion pour les tentations subtiles, les désirs de jouissances nuancées.
Lui, suçant, léchant, mordillant des pieds ? Lui, l’homme d’affaires respecté, craint parfois, se retrouvant plus bas que terre, au bas des bas, reniant sa virilité, courbé, courbant devant la femme ? Il en aurait perdu son honneur. 

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Oh, Marcel.

Laisse-moi te parler, où que tu sois désormais. Tu avais le goût du jeu, ce jeu dont mes pieds étaient la récompense. Lorsque tu venais au boudoir, tu t’en moquais enfin, de cette bienséance. Tu t’en libérais alors, de ce carcan de préjugés. Mes Louboutin te soumettaient, je te dominais par eux, et tu bandais, bandais, oh, tu bandais. Rarement un phallus ne m’avait paru aussi bellement gorgé, aussi alerte, prêt à pointer vers le ciel, à vivre. 
Tu t’en moquais bien sûr. Ta jouissance venait de la simple puissance retrouvée, en cet instant de grâce. Non la puissance qui fait autorité – car alors tu n’en avais point, car j’étais ta Reine souviens-toi, ta Princesse parfois, tu me devais allégeance, révérence. Plutôt la puissance d’être plus vivant que jamais, d’apaiser cette voracité enfin, bientôt, d’être si proche du pied, car tu l’aimais, tu les aimais, c’était toi, ta fantasmagorie, ta psyché là, qui vibrait, comme éveillée, réveillée après un si long sommeil.
Ton humour, Marcel, ton humour j’ai pensé à t’en punir. Face à mes Louboutin, je me souviens, tu m’avais dit : « Si j’ose ma Reine, je prends mon pied, là, à désirer ardemment les vôtres ». 
Je suis très sérieuse au boudoir, je ne veux pas que le mot d’esprit, la petite boutade rompe le charme. Mais celle-là, je l’avais laissée passer, faisant même entendre un petit gloussement, une reconnaissance. 

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Pour te faire comprendre que tu n’avais rien à charmer, rien à conquérir, que tu étais ma chose et qu’aucune badinerie n’inverserait la vapeur, je t’avais refusé la récompense, ce jour-là. Oui, Marcel, je t’avais refusé le délice, tu te souviens. 
Puis les visites s’étaient intensifiées. Je ne comprenais pas encore que tes jours étaient comptés. Puis il y a eu ce jour, venteux. Venteux mais doux. 
Je t’ai laissé ôter ma chaussure, retirer mon Louboutin si élégant, tentateur, sacré. Dans un élan de mansuétude, je t’ai même offert de dévoiler mes deux pieds. Je me souviens de ton dernier regard vers la paire, puis de cette adoration. C’était comme avoir mis la main – la langue – sur le Graal pour toi, quand tu as commencé à lécher cette peau.
J’ai dû te corriger, une fois ou deux, car tu allais un peu trop vite. 
« Pardon ma Reine, ils sont si parfaits, ils sont si beaux »
Pathétique, tu l’étais, au sens premier et presque émouvant du terme, cherchant l’extase à chaque veine, le frisson au creux, osant à peine t’aventurer à la base des orteils, revenant même parfois, étrangement, comme par lâcheté, au cuir de mes Louboutin.
Là, je sévissais, te tirait les cheveux, claquant encore parfois – car je ne suis pas là pour fournir des accessoires, moi. Ils ne sont que le prolongement de mon emprise. La matérialisation d’un ascendant essentiel. 
Tu revenais alors aux pieds, puis je me souviens qu’un jour après la langueur, après la patience, celle que j’ordonnais, tu t’es repu. Tu les mordillais puis les mordais, mes orteils, tout animal, toutou dévorant son os doré. 
Je ne le savais pas – je commençais à le sentir. 
C’était comme le dernier repas du condamné à mort. 
Hautement symbolique, cette pratique du système judiciaire américain, quand on y pense. Le repas comme dernier plaisir de la chair avant qu’on te l’endorme, qu’on te la tue. La vanité comblée avant que l’exécution.

Tu bouffais élégamment, tout oxymorique que cela paraisse, je m’en souviens. Tu étais un homme-chien à qui on donnait enfin le droit d’être animal. Peut-être que tu en as éjaculé, à ce moment-là, peut-être que tu as foutré sans même toucher à ton misérable phallus. Qu’importe puisque ton esprit, ton éternité se délectait du trésor trouvé, après toute cette quête imbécile, ces privations débiles, cette vie frustrante où le pouvoir t’enfermait. 
Sans pouvoir, là, à mes pieds, toujours aussi paradoxalement, tu peux. Alors je te laisse, petite chienne, je te remets en place par à-coups mais tu comprends bien que cette fois, l’orgasme divin, le cadeau du mortel est là.
Tu n’aimes pas que je voie cette bave, cette écume qui te trahit, je le sens, alors je t’ordonne de l’avaler, puis j’essuie les restes avec mes seins. 
C’est la dernière fois que je t’ai vu, Marcel.
Mais l’avant-dernière fois que j’ai eu de tes nouvelles. Quelques jours plus tard, alors que je me préparais à reprendre l’avion pour Paris, j’ai reçu ce colis. J’ai d’abord cru à un cadeau classique, venant de l’un de mes soumis estivaux. 
Oui, c’était un cadeau. Il n’avait rien de classique, toutefois. 
C’était une paire de pantoufles. Ces pantoufles que l’on porte à l’hôpital, blanches, cliniques – et pour cause.

Un petit mot les accompagnait. 
« Ma Reine, Ma Princesse, Ma Maîtresse,
La vie m’a tout pris. Depuis longtemps. Mais ces chaussures de mourant, personne ne m’en privera. Il n’y a que mon âme dedans, mon âme dont les autres se fichent. Je crois que je dois être le premier patient dans l’histoire du Québec (du monde ?) à m’être adressé au docteur pour acheter la paire. Il me l’a offerte, plaisantant, précisant qu’après tout, je payais bien assez cher cette clinique pour mourir.
Je vous les laisse. Considérez ça comme un cadeau d’adieu, un témoin de ma reconnaissance. J’ai vécu mille fois grâce à vous, grâce à votre grâce. M’est avis que Louboutin n’aurait pas ajouté ces horreurs à sa collection. Mais je vous sais joueuse. Et il n’y a pas plus délicieux qu’une surprise en fin de partie.
Votre dévoué. 
P.S : joueuse certes ; exigeante aussi. Regardez bien sous la première paire. Je serais ravi qu’avec ces quelques billets, vous achetiez de belles Manolo Blahnik. Ces préciosités élégantes vous iront à ravir. »

Oh, Marcel, j’ai ri à ce moment-là. 
Non pour me moquer, évidemment. C’est toi qui m’as fait rire. J’ai ressenti ce bonheur, il m’a envahie, tes godasses en coton comme un totem. Une ode à l’éternité.
Ensuite est venu le sourire. Face à l’argent, cette fois. Non par cupidité. Tout simplement car cet héritage m’a rappelé le bonheur. Le tien. Celui que ces deux jolies offrandes allaient perpétuer à leur manière. Une autre ode à l’éternité.