Maîtresse Saylie

Une petite histoire du vouvoiement par Lady Saylie

Consacrerait-on un ouvrage d’une centaine de pages à l’histoire du vouvoiement qu’il faudrait encore en écrire mille. Je ne prétends donc pas à l’exhaustivité dans les lignes à venir. Je propose simplement à la lectrice/au lecteur un panorama de ma sélection, qui va davantage concerner le « sens », le « destin » de cette tradition pronominale plutôt que son évolution chronologique et strictement factuelle.
Comme je l’expliquais dans ce premier article consacré au sujet, le « vous » me tient beaucoup à cœur. J’exige que mes soumis l’emploient, sans exception. Davantage qu’une marque de respect – bien que c’en soit une aussi, évidemment – c’est dans le cadre de mes séances BDSM un signe de dévotion, d’adoration.
Mais revenons-en à sa nature de manière plus globale. Quittons pour quelques lignes le donjon et réfléchissons à cette pratique langagière passionnante. Car oui, je n’aime pas le vouvoiement de manière vaine et mécanique ; je l’ai souvent pensé, réfléchi, je m’en suis imprégnée.

Le vouvoiement : quand le singulier se pluralise

En français, le « vous » permet de s’adresser à un groupe… ou à une seule personne, selon les circonstances. Une manière de s’exprimer que l’on retrouve dans d’autres idiomes : le portugais, l’espagnol… mais aussi l’ourdou (au Pakistan) ou encore le tamoul. Sachant que cette liste n’a rien d’exhaustif. Il va sans dire.
Il est passionnant de constater que selon les pays, voire même parfois selon les régions, l’usage du « vous » s’impose davantage. Au Portugal, par exemple, il est rarissime que l’on donne du « tu » à son employeur ; là où la pratique se révèle de moins en moins choquante en France. En Espagne, un touriste aura la surprise d’être interpellé à la deuxième personne du singulier au comptoir d’un magasin – même s’il ne connaît absolument pas la vendeuse/le vendeur.

La dynamique suédoise est un véritable cas d’école. Comme on l’apprend dans cet article notamment, il s’y est opéré un rejet politique du « vous » au cours des années 1960. Cette défiance, cet « enterrement » linguistique s’est voulu une réponse à la bourgeoisie vieillissante, à une société d’ordre et de distances hiérarchiques dont la majorité des Suédoises et Suédois ne voulaient plus.
Voilà pourquoi les publicités d’Ikea s’adressent « familièrement » au public ; du moins selon notre perception francophone des choses.
Et il y aurait une myriade d’autres « voyages » possibles. De quoi inspirer un « Bison Futé » du pronom.

Le vouvoiement : une habitude plus vieille… que l’histoire de France

Le vouvoiement, comme l’a évoqué Maguelonne de Gestas dans un billet du Figaro (voir ici : source), remonte à l’Antiquité. Dès les prémices, il s’est tissé un lien fort entre ce pronom et l’idée de hiérarchie. De respect. Au demeurant, et même s’il y a nécessairement eu des exceptions, l’on ne jouait pas avec l’emploi du « tu » ou du « vous » au Moyen-Âge. Une tendance qui s’est confirmée, prolongée jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle au moins.
La littérature, les documents d’archive, la presse ne laissent aucun doute à ce propos. Au Xie comme au XIXe siècle, le noble tutoie son valet. Le page vouvoie sa reine. Il y a cette dynamique tacite, organique, dessinant des frontières verbales infranchissables.

Notons tout de même un hiatus lors de la révolution française. Quelques siècles plus tôt et frappant plus fort que les suédois, les renégats de 1789 ont envisagé une prohibition pure et simple du vouvoiement. Nul besoin d’être historienne ou historien pour l’expliquer : le « vous » rappelait trop la société d’Ancien Régime, le mépris du haut vers le bas, l’asservissement du peuple.
Mais ce désir d’uniformisation, malgré le contexte fiévreux qui l’a porté, n’a pas rencontré tant d’écho. C’est un peu moins de deux siècles plus tard que le vouvoiement sera à nouveau remis en question, ou du moins commencera à perdre du terrain au sein de l’hexagone. Une publication toute fraîche du Monde en a fait état récemment (ici).

Mai 68 : un véritable tournant pour le « vous »

Au gré de ces manifestations, les jeunes en appelaient à une société plus libre. La mouvance hippie battait son plein ; celle du « peace and love » et de l’amour au grand jour. Celle de la pilule contraceptive et du rock’n’roll. Dans ce contexte, mettre à mal le « vous » semblait une évidence.
Il n’a pas disparu pour autant, comme on le sait. Mais il y a bel et bien un avant et un après « Mai 68 ». L’amoindrissement des distances, l’aversion pour le patronat remise au goût du jour et la redéfinition de l’élitisme dans le milieu de l’éducation a petit à petit effacé « l’évidence » du « vous » comme marque de respect ou comme indice hiérarchique.

Une société moderne qui s’embarrasse de moins en moins du « vous »

Les linguistes ont donc vu le « tu » prendre de plus en plus d’espace dans les conversations. Les réseaux sociaux et l’américanisation d’une grande partie du globe sont venus en « rajouter une couche ». Le président Emmanuel Macron lui-même embrasse ce goût pour la désacralisation – récemment, il a aussi bien tutoyé le nouveau président brésilien que le pape.
Je n’irais pas jusqu’à dire que le « vous » est en voie d’extinction. Il ne nous viendrait jamais à l’aider, par exemple, d’employer le « tu » au moment de formuler une demande auprès d’un service administratif. Sauf dans les cas très rares où l’on connaît l’interlocutrice/l’interlocuteur.
Sur les bancs des collèges et des lycées, bien que les incivilités soient bien plus courantes que jadis, l’enseignant(e) exige généralement le « vous » de ses élèves. Si tant est qu’il/elle ait besoin de le préciser, d’ailleurs.
C’est en entreprise, notamment, que les codes changent sensiblement. Il existe des structures où l’on ne se vouvoie plus – même quand on s’adresse à des cadres. Ne parlons même pas d’Internet : le « tu » y est légion, et ceux qui vouvoient leur destinataire passeraient presque pour des OVNIS.

Le « vous » est-il condamné à disparaître, en France, dans les années à venir ?

Étant donné la très (trop ?) grande place réservée aux écosystèmes numériques de nos jours, je me pose une question. Assiste-t-on à un effacement progressif du vouvoiement ? Je ne prétends pas savoir lire dans une boule de cristal, mais j’ai décidé d’y réfléchir et d’aborder la question dans la troisième et dernière partie de ce triptyque.
Une chose est sûre : quelles que soient les « trends » sur Twitter (devrais-je dire « X » ?) ou au détour des open-spaces, je maintiens fermement le vouvoiement dans mon donjon.